CHRONIQUES
Javier Milei, révolutionnaire en croisade ou bon élève de la théorie économique ?
Le 10 décembre 2023, le candidat libertarien Javier Milei est devenu locataire de la Maison Rose de Buenos Aires. Après avoir remporté les élections présidentielles argentines le 19 novembre dernier avec 55,6% des suffrages, il entendait alors entrer dans une nouvelle ère, pour retrouver un âge d’or perdu de vue en raison des politiques « décadentes» de ses prédécesseurs. Néanmoins, commençons par nous pencher sur le fond de sa pensée, la racine fondamentale.
Javier milei
De la pensée libertarienne
Son programme gravite autour d’une pensée économique qu’il a défendu à bras le corps, mais qui habite le couloir des théories économique et philosophique depuis le siècle dernier : le libertarianisme. Qu’y-a-t-il à comprendre de ce courant ?
Tout d’abord, d’où ça vient ? Bien que développé sur un plan politique aux Etats-Unis avec la création du Parti libertarien en 1971, ce courant de pensée prend ses racines en Europe, développé par le belge Gustave de Molinari selon l’américain Murray Rothbard. Ensuite, qu’est-ce que c’est ? Deux concepts régissent le libertarianisme : la primauté des libertés individuelles et la réduction drastique de l’intervention de l’État. Selon les libertariens, il y a un lien de causalité évident entre le niveau d’interventionnisme étatique et l’ampleur des libertés individuelles. En résumé : plus d’intervention équivaut à moins de libertés individuelles. Les seuls rôles de l’État seraient in fine d’assurer la protection de ses citoyens et la justice, et non pas d’entraver au fonctionnement des marchés par des régulations spécifiques et contraignantes.
Cette opinion pose une question de philosophie politique centrale : agit-on ou n’agit-on pas ? «On», c’est l’État et les collectivités territoriales. L’action se positionne sur une échelle plus ou moins mobilisante, en fonction du choix effectué par les décideurs. En résulte, selon le prisme libertarien, un niveau de libertés individuelles plus ou moins élevé.
On peut voir dans le libertarianisme une sorte d’évolution finale du libéralisme. Cette doctrine s’oppose à l’absolutisme politique prôné par le clergé entre le milieu du XVIIème siècle et le milieu du XVIIIème siècle et prône également la notion de liberté individuelle. Elle est notamment développée par Adam Smith dans son ouvrage La Richesse des Nations, paru en 1776, qui théorise le concept de «Main invisible». En fait, les agents économiques, rationnels, vont faire des choix individuels qui une fois agrégés vont équilibrer le marché, le stabilisant. En effet, motivés par la maximisation du plaisir qu’il retire à la consommation d’un bien ou d’un service, ils feront le meilleur choix. Une somme de ces meilleurs choix permet de tendre vers un optimum. Au-delà des frontières, les échanges commerciaux, toujours conditionnés par cette recherche du plaisir maximisé, permettent de pratiquer le «doux commerce». Montesquieu, dans De l’esprit des lois (1748), décrit ce commerce apaisé comme un moyen de maintenir la paix entre les nations. Quand on y pense, c’est une conception éclairée : la dépendance résultant des échanges commerciaux entre deux nations détournent des comportements belliqueux. Dans une conception libérale, l’État permet d’établir les conditions favorables au bon exercice sur le marché.
Mais, ces deux conceptions oublient que certaines activités, particulièrement coûteuses, ne seront jamais prises en charge par des entreprises qui recherchent le profit, tant elles entraînent des pertes. C’est le cas par exemple des autoroutes ou des systèmes d’éclairage dans les villes. Pourtant, ce sont des biens nécessaires pour le bon fonctionnement de nos économies : on parle de biens collectifs. Pour cette simple raison, l’action de l’Etat est légitimée, répondant à un besoin auquel un marché soumis à la logique de rentabilité ne répondrait pas. En plus de cela, l’Etat permet d’orienter l’effort économique, comme le montre par exemple la politique de réindustrialisation de la France menée par Emmanuel Macron depuis 2017.
Ainsi, le libertarianisme est aujourd’hui complexe à mettre en œuvre, alors que les États doivent notamment assurer des fonctions régaliennes ou organiser les marchés des biens collectifs. D’autant plus que les événements récents ont amené Javier Milei à remanier son action politique. En réalité, ses revendications libertariennes vont être réduites à une conception néolibérale (que l’on développera plus tard). Parangon de cette impasse, l’impossibilité de concrétisation du projet de dollarisation de la société argentine, pointée du doigt alors que Javier Milei poursuit ses visites diplomatiques et constitue ses alliances.
Au fond, cette problématique d’arbitrage politique entre libéralisme et interventionnisme est une position idéologique propre à chacun. Il n’est pas forcé d’être extrême, la nuance intervient bien évidemment dans cette réflexion, preuve en est le mur auquel s’est heurté Javier Milei quelques jours après l’annonce de son élection aux primaires.
JAVIER MILEI
Libertarien, certes, mais à quel prix ? Entre déceptions et réalisations, des attentes demeurent
À l’image de sa campagne présidentielle marquée par le choc à tout prix, l’économie a subi le revers de son élection depuis son entrée au pouvoir en décembre dernier. La principale conséquence de sa politique a en premier lieu été une augmentation exponentielle de l’inflation, grimpant à toute vitesse à 276% sur un glissement annuel. Depuis sa prise de fonction le 10 décembre, les prix ont augmenté de 71 % jusqu’en février. Cela fait suite à une suppression du contrôle des prix, concomitante d’une dévaluation de la monnaie (peso) ainsi que d’une réduction de l’aide fédérale des gouvernements locaux, se traduisant par une coupure des subventions qui permettaient de maintenir le prix des transports à des niveaux contrôlés et abordables pour les citoyens. Pour aller au-delà même des causes fondant l’apparition d’une inflation jamais constatée depuis plus de six ans, il a annoncé souhaiter supprimer 70 000 emplois au sein de la fonction publique argentine.
Néanmoins, malgré cette inflation inédite depuis son arrivée, sa cote de popularité dans les sondages ne faiblit pas. En effet, à hauteur de 49%, elle a diminué de 3 points seulement depuis son élection selon la société de sondage Isonomia. Pourtant, les obstacles à une pérennisation d’une considération positive par le peuple argentin se dresse sur le chemin de Javier : le soja, qui constitue le principal produit d’exportation de l’Argentine (en 2023, la plante constitue plus de 30 % des exportations du pays et contribue en 2021 à hauteur de 9 milliards de dollars de recettes uniquement tirées des taxes) se vend à des prix inférieurs aux prévisions, ce qui met à mal les espoirs du président argentin d’un redressement économique rapide de sa nation.
Toutefois, Javier a pour lui le fait que les obligations souveraines du pays sont jusqu’à présent les plus performantes parmi les marchés émergents en 2024, juste après l’Équateur, selon un indice Bloomberg. Concrètement, cela se traduit par le fait que les obligations arrivant à échéance en 2030 se négocient au prix de 50 cents par dollar, ce qui correspond à un niveau jamais atteint depuis l’émission des obligations dans le cadre de la restructuration de la dette opérée par l’Argentine en septembre 2020.
La dette du pays incarne en revanche un catalyseur des attentes des investisseurs par rapport au plus si nouveau président argentin. C’est ce qu’affirme Luca Sibani, gestionnaire de fonds chez Epsilon SGR basé à Milan, en remarquant : “La performance de la dette signifie que les investisseurs accordent à Milei le bénéfice du doute”. Depuis l’entrée en fonction de Milei après une élection à haute intensité, la dette a rapporté à ses détenteurs un rendement approximant les 13%. Cette hausse des bénéfices à posséder une obligation argentine se fait de concert d’un rebond puis d’une stabilisation de la dette.
javier milei
L’Argentine fait face au besoin d’une reconstruction, mais le jeu de l’échiquier politique est un bras de fer féroce
Aujourd’hui, Milei, qui a remporté l’élection avec la majorité absolue, se lance dans une course contre la montre pour faire baisser l’inflation et conserver sa popularité. Le sujet de la hausse est d’autant plus une priorité que le président de la Fundación Ecosur, professeur à L’Université Johns Hopkins et le chef de la banque centrale sous l’ancien président Mauricio Macri Guido Sandleris alerte : « Je crains que s’il prend trop de temps pour réduire l’inflation et que la récession et les pertes d’emplois qui en découlent soient trop sévères, le gouvernement commencera à perdre cet argent ». Finalement , ses politiques se révèlent être d’une réussite relative à court terme, représentant une véritable menace alors qu’il met en route sa volonté de conduire des changements structurels profonds.
On peut nonobstant interroger légitimement la responsabilité de Javier Milei dans cette situation d’hyperinflation dans la mesure où il a hérité d’une économie en lambeaux. Il n’en demeure pas moins que les citoyens argentins ressentent dans leur quotidien l’augmentation drastique du niveau général des prix, ceci ayant un impact sur la perception de l’actualité politique.
Tous ces constats nous mènent à la question primordiale de la continuation des politiques menées par le président argentin sans soutien politique particulier. En effet, Javier Milei n’a pas adopté de grande loi depuis son arrivée à la Maison Rose. Les premiers chantiers économiques auxquels il s’est attelé n’exigeaient pas d’approbations des législateurs, tandis qu’il aura besoin d’un soutien du Congrès pour plusieurs des autres projets libertaires qu’il compte mener à moyen ou long terme. Parmi ces projets se dégage celui de l’ouverture de l’économie argentine au libre-échange. La limite directe de ce constat de dépendance aux institutions politiques du pays est le fait que le président est en manque de popularité auprès du Congrès. Son parti politique, à peine bourgeonnant, détient moins de 15 % des sièges à l’Assemblée législative, qu’il a par ailleurs qualifiée de « nid de rats ». Ainsi , au-delà d’une politique économique qui vient secouer les structures traditionnelles, Janvier Milei a besoin de clarifier sa stratégie législative en raison du fait qu’il entretient des relations tendues avec l’establishment contre lequel il avait promis de lutter.
Ainsi, la troisième économie sud-américaine de 2022 a besoin d’un leader capable et qui n’est pas pendu aux lèvres de décideurs politiques le méprisant. En illustration de l’opposition qui se dresse face à lui, un programme phare de mesures d’austérité n’a pas été adopté par la chambre basse du Congrès. La conquête d’un eldorado économique, libertarien pour Javier Milei, est ainsi dépendante d’une victoire sur la guerre politique qui a actuellement lieu en Argentine.
Samuel Brel
Auteur
Convaincu de l'importance de démocratiser la pensée économique, Samuel rédige depuis deux ans une newsletter quotidienne pour ouvrir les esprits aux enjeux actuels.
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