CHRONIQUES
La Russie tend des mains à ses alliés… pour quelles réponses ?
Plus de deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Moscou se convainc à contrecœur que le conflit est plus proche du début que de la fin. Une guerre d’usure s’installe, et il est impératif pour le Kremlin d’exister au-delà du champ de bataille. Alors que la Chine continue d’apporter son soutien à Vladimir Poutine, ce dernier va au-devant pour le raffermissement de partenariats, en particulier avec la Corée du Nord et le Vietnam, tout comme il l’avait fait au Moyen-Orient en décembre dernier.
Depuis le 24 février 2022, la Russie de Poutine n’a cessé de s’enfermer sur elle-même alors que les puissances occidentales ont fait bloc pour soutenir Volodymyr Zelensky face à la menace du Kremlin. Une guerre surprise, qui continue de coûter des vies des deux côtés (en mars 2024, selon le site UA Losses, près de 46 500 soldats ont perdu la vie), et qui perdure. Cette durée a un temps embarrassé Vladimir Poutine, perdant la main sur des villes stratégiques comme Kharkiv ou Kherson.
Bien que l’obsession du Kremlin soit toujours Kiev, tête pensante d’un pays meurtri, le chef d’Etat russe a changé son fusil d’épaule pour adopter une nouvelle stratégie pour dépasser ses positions actuelles dans le sud-est du pays : une guerre d’usure, une véritable noria militaire, à même d’épuiser les forces militaires ukrainiennes et à gagner petit à petit du terrain, au prix d’une patience sournoise.
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Action, réactions : une nuée de sanction pour fragiliser la Russie
Sans intervenir directement dans le conflit, une kyrielle de nations ont exprimé leur soutien à l’Ukraine et ont contribué à l’effort contre la Russie en prononçant des sanctions à son égard. Trois objectifs motivaient alors et motivent encore ces restrictions : dans un premier temps, réduire les revenus russes issus de l’exportation de biens ; dans un second temps, amenuir la capacité de la Russie à poursuivre le conflit sur le front ukrainien ; dans un troisième temps, et dans la continuité de la première motivation, paralyser le plus possible l’économie russe. Ainsi, le levier économique et en particulier la dynamique d’échanges commerciaux sont mobilisés dans le cadre de l’effort de guerre pour déstabiliser un ennemi commun des occidentaux : Vladimir Poutine et ses intentions nationalistes.
Dans ce cadre, les premiers à s’être impliqués sont les membres du G7, que nous évoquions la semaine passée. Ainsi, alors que les sanctions américaines incluent le gel des actifs des principales banques russes, l’interdiction des transactions avec la Banque centrale de Russie ou encore des restrictions sur les exportations de technologies critiques, l’Union Européenne (UE) a pour sa part imposé des gels d’avoirs, des embargos sur le charbon, le pétrole et le gaz, et des interdictions d’exportations vers les secteurs militaires russes. De son côté, le Royaume-Uni a également gelé les actifs des grandes banques russes et imposé des interdictions de voyage à de nombreux oligarques et responsables politiques. Des pays comme le Canada, l’Australie et le Japon ont imposé des sanctions similaires, incluant des restrictions commerciales et des interdictions de voyage. Mais alors, quels sont les impacts économiques concrets de ces sanctions et quels secteurs de l’économie russe sont touchés ?
D’une part, les sanctions ont entraîné une baisse de 28 % des exportations totales de produits de base de la Russie en 2023. Cette diminution est principalement due aux interdictions imposées sur le pétrole brut russe par l’Union Européenne et les plafonnements de prix. Ce dernier s’est établi à 60 dollars le baril de pétrole brut, ce qui a contraint la Russie à réorienter ses exportations. Ainsi, davantage ont été émises en direction de l’Asie, en particulier vers la Chine et l’Inde, cela en utilisant des devises nationales pour contourner les sanctions financières occidentales. Toutefois, cette réorientation n’a pas été suffisante pour compenser la rupture de certains liens commerciaux avec les puissances occidentales.
En revanche, parallèlement à la baisse des exportations de pétrole et de gaz, la Russie a diversifié ses exportations en augmentant la part des produits agricoles, souvent exemptés des sanctions pour des raisons humanitaires. Ainsi, la Russie a travaillé activement pour remplacer l’Ukraine en tant que principal fournisseur de céréales en Afrique, en bloquant les exportations de céréales ukrainiennes par la mer Noire et en spoliant environ six millions de tonnes de céréales ukrainiennes en 2022.
D’autre part, bien que les exportations aient connu une contraction, elles ont tout de même permis de générer 425 milliards de dollars, alimentant l’effort de guerre. Ainsi, pour exercer une pression accrue sur les juridictions tierces, les Etats-Unis ont prononcé des sanctions secondaires sur les institutions financières étrangères traitant avec des entités ou des individus russes. Cette mesure a eu un effet dissuasif, incitant des banques en Chine, aux Émirats Arabes Unis, en Turquie, en Asie centrale et dans le Caucase à couper leurs liens financiers avec la Russie. Les banques russes ont par conséquent eu des difficultés à collecter les paiements pétroliers de la Chine, de la Turquie et des Émirats Arabes Unis, certains paiements étant retardés ou suspendus. En conséquence, trois des quatre plus grandes banques chinoises ont cessé d’accepter les paiements des russes sanctionnés et un terminal turc crucial dans les échanges avec la Russie a cessé d’importer du pétrole.
En réponse aux sanctions internationales, la Russie a imaginé un système de paiement innovant avec la Chine, impliquant l’ouverture de comptes dans les succursales chinoises de banques russes et le commerce en roubles. Bien que cette initiative se heurte à une lenteur administrative et que les projets soient encore embryonnaires, Moscou poursuit son ambition. Simultanément, l’Inde continue de commercer avec la Russie en utilisant des devises nationales, ce qui lui permet d’esquiver les sanctions. En réponse au plafonnement des prix et à la réorientation du pétrole moyen-oriental vers l’Europe, l’Inde importe du pétrole russe. En échange, la Russie reçoit des machines et équipements vitaux pour son économie, freinée par les contrôles à l’exportation occidentaux. Cette stratégie a entraîné, en décembre 2023, une hausse de 88 % des exportations indiennes d’ingénierie vers la Russie, y compris les pièces automobiles, équipements électriques et machines, par rapport à l’année précédente.
Par ailleurs, les décisions de l’Opep+, groupe de 24 producteurs de pétrole qui contrôlent près de 90% des réserves prouvées de pétrole dans le monde, de limiter l’approvisionnement mondial en pétrole ont compliqué les efforts occidentaux pour réduire les revenus pétroliers russes. En 2023, le mélange Urals, principale variante du pétrole russe, a vu ses prix augmenter, générant une augmentation des revenus énergétiques russes. Simultanément, la Russie a bénéficié de paiements fiscaux exceptionnels de la part des compagnies pétrolières, à même de renflouer ses caisses. Ainsi, les prix globaux du pétrole vont déterminer la possibilité pour la Russie de continuer de percevoir des revenus du pétrole, si la demande ne se tarit pas.
En outre, la Russie domine le marché mondial de l’uranium enrichi, fournissant plus de 40 % du combustible utilisé par les réacteurs nucléaires, et a un monopole sur le combustible avancé pour les réacteurs de nouvelle génération. Rosatom, non sanctionnée, approvisionne 440 centrales dans une trentaine de pays. Et cette dépendance a restreint les capacités des nations occidentales à prononcer des sanctions sur la production russe d’uranium. Ainsi, un effort est mis par les puissances alliées à l’Ukraine pour accéder à une autonomie en matière de ressources nucléaires et les États-Unis, le Royaume-Uni et la France prévoient d’augmenter leur capacité d’enrichissement d’uranium. De cette façon, les États-Unis prévoient la prohibition totale de l’importation d’uranium russe d’ici 2028 et ont libéré 2,7 milliards de dollars pour soutenir leur industrie nationale.
Malgré ces mesures, la Russie parvient à afficher une croissance positive. Les prévisions du FMI ont même été reconsidérées à la hausse pour 2024, passant de 2,6% de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) à 3,4%. Cette croissance est tirées par des dépenses dans le budget de l’Etat orientées vers l’effort de guerre : le poste de la défense nationale devrait représenter un tiers du budget en 2024, reléguant le poste de la politique social au second plan, alors que les deux étaient quasiment égaux en parts dans le budget en 2023, autour des 21,5%. Dès lors, la guerre continue de façonner l’économie russie, industrieuse pour contourner les sanctions.
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Alors pour reprendre ses marques, Vladimir Poutine voyage…
Déjà au début du mois de décembre 2023, Vladimir Poutine avait organisé un voyage diplomatique au Moyen-Orient, pour visiter les Emirats arabes unies et l’Arabie Saoudite, notamment pour des raisons commerciales et notamment afin de s’aligner sur les niveaux de production de pétrole. Ainsi, la Russie, comme les autres membres de l’Opep+, a participé à la tendance à la baisse de la production de barils de pétrole, pour soutenir le cours de ce dernier. Ce voyage s’est soldé par l’accueil du président iranien Ebrahim Raïssi à Moscou afin d’organiser des pourparlers. L’Iran, dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, est un allié de taille pour Kiev, étant à l’origine de 90% des importations d’armes de la Russie en 2023 selon le Stockholm International Peace Institute. Téhéran est en effet pourvoyeuse de drones explosifs Shahed. Derrière l’Iran, la Corée du Nord et la Chine sont les deux autres principaux partenaires de la Russie : Moscou importe 9% de son armement de la Corée du Nord et 0,7% de la Chine.
Ainsi, c’est motivé par ce lien que Vladimir Poutine a ficelé une seconde séquence diplomatique en Asie du sud-est pour rencontrer d’une part son homologue nord-coréen et d’autre part le dirigeant vietnamien Tô Lam, en exercice depuis le 22 mai 2024.
Du côté de la Corée du Nord, les deux dirigeants se sont accordés pour signer un traité de défense mutuelle (The Comprehensive Strategic Partnership Treaty) en cas d’agression extérieure et se sont prononcés en faveur d’une accentuation de la dynamique d’échanges sur l’armement. Ainsi, alors que Pyongyang maintient ses exportations en direction de Moscou, cette dernière pourrait fournir la Corée du Nord en armes à haute précision tout comme l’Occident fournit Kiev en armement. En parallèle Vladimir Poutine a annoncé souhaiter accentuer l’usage d’armes nucléaires et a maintes fois revendiqué cette possibilité, la faisant peser telle une épée de Damoclès au-dessus des têtes occidentales.
Ainsi, après 24 ans sans se rencontrer, les deux dirigeants ont exprimé toutes les amabilités nécessaires à inquiéter les nations occidentales, craignant qu’une alliance militaire ne renforce les risques en matière de sécurité régionale, de prolifération nucléaire ou encore de cybersécurité. Le VIX, indice de volatilité, prend donc son envol entre le 18 et le 20 juin, augmentant de près d’un point, bien qu’il soit également soumis aux aléas causés par les élections législatives anticipées en France ainsi que par le regain de tensions au Moyen-Orient, notamment entre le Hezbollah libanais et le bureau de guerre israélien.
Puis sautant dans un avion, Vladimir Poutine prend la direction du Vietnam. Il y atterrit le 19 juin, pour y rester jusqu’au lendemain. L’occasion de l’expression de salamalecs généreuses (21-gun salute par exemple) entre les deux nations, alors que le Vietnam pratique la «diplomatie du bambou». Cette dernière permet à Hanoï d’exercer une politique multilatérale où elle s’affirme en tant qu’interlocuteur polyvalent, capable de parler à tout un chacun.
Ainsi, pour préserver ses intérêts économiques et favoriser son développement, le Vietnam accueille tout le monde. Ainsi, au cours de sa visite d’Etat, Vladimir Poutine a signé plusieurs accords économiques majeurs, renforçant ainsi les relations bilatérales entre les deux nations. Au cœur de ces discussions, la coopération énergétique a été mise en avant, avec des investissements significatifs de Rosneft, deuxième plus grande entreprise russe après Gazprom et spécialisée dans l’extraction, la transformation et la distribution de pétrole, dans les projets de gaz et de pétrole vietnamiens, consolidant les liens existants dans le secteur des hydrocarbures.
Le commerce bilatéral a également été un point central, avec des objectifs ambitieux visant à doubler le volume des échanges commerciaux d’ici 2025, facilitant l’exportation des produits alimentaires vietnamiens vers la Russie et l’importation de machines et technologies russes. En matière d’infrastructures, les entreprises russes sont invitées à participer à des projets de construction dans les secteurs des transports et de l’énergie au Vietnam, renforçant ainsi le développement économique. Par ailleurs, des accords éducatifs ont été signés pour augmenter les bourses d’études et les programmes d’échange universitaires, créant une main-d’œuvre qualifiée pour soutenir les projets bilatéraux. De surcroît, le tourisme a été abordé, avec des mesures pour simplifier les procédures de visa et augmenter les vols directs, visant à atteindre un million de touristes annuels d’ici 2027.
Cette diplomatie du bambou fait du Vietnam un acteur ambivalent. Pour ne pas rester sur cette note amère, le secrétariat des affaires étrangères des Etats-Unis prévoit d’envoyer son diplomate chargé de l’Asie de l’Est, Daniel Kritenbrink. Ce dernier aura pour mission de « témoigner de l’engagement sincère des États-Unis à mettre en œuvre un partenariat stratégique américano-vietnamien exhaustif », ainsi que de « réaffirmer le soutien américain à un Vietnam fort, indépendant, résilient et prospère». L’indépendance, glissée entre des beaux objectifs mielleux et valorisants, est la première cible de Washington, craignant une expansion de l’aura russe.
Ainsi, en prenant part à cet exercice diplomatique, le chef d’Etat russe prouve qu’il ne se met pas complètement en retrait de la scène internationale et qu’il est toujours prêt à serrer les bonnes mains, celles enclines à collaborer avec lui, sur des aspects militaires comme sur les dimensions économiques et diplomatiques
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…mais compte également sur des réseaux d’influence puissants
La Russie ne se restreint pas à l’Asie et étend son influence au continent africain. En 2023, selon les données du Kremlin, qui sont à soumettre à un esprit critique, les échanges russo-africains ont augmenté de 43,5% sur les neuf premiers mois comparé à 2022. Les contributions ne sont toutefois pas égales, avec un poids bien plus pesant des exportations russes vers l’Afrique plutôt que l’inverse. Et à l’instar de ces envois de bien, la Russie exerce des campagnes d’influence forcenés en Afrique, cela pour prendre le contrôle de territoires ayant des ressources stratégiques. Jusqu’à la mort de Evgueni Prigojine le 23 août 2023, la milice Wagner avait la main mise sur de nombreux territoires et participait à la déstabilisation de régimes politiques. Son décès a marqué une période de flottement, bien que les soldats se soient finalement rapidement ralliés au Kremlin ou aient formé leur propre milice, pour perpétuer la place prise par la Russie sur le continent africain. Cette présence russe est synonyme de vastes opérations de désinformation pour saper les élans et ambitions démocratiques.
Les partenariats russo-africains sont principalement énergétiques, militaires, agricoles ainsi que portés sur les infrastructures. Par exemple, au niveau agricole, la Russie est devenue un des principaux fournisseurs de blé pour l’Afrique. Cette dynamique s’inscrit dans le cadre de la sécurisation alimentaire du continent africain, qui dépend de plus en plus des importations pour nourrir sa population croissante. En outre, Sergueï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères, est un bras armé de Kiev pour nouer des partenariats stratégiques. Au début du mois de juin, il a mené une tournée dans quatre pays africains : la Guinée, le Congo, le Burkina Faso et le Tchad.
L’Afrique joue par ailleurs un rôle majeur dans le cadre de la transition écologique en cela qu’elle concentre des conditions météorologiques favorables à l’exploitation d’infrastructures responsables d’un point de vue environnemental ainsi que des caractéristiques géographiques à même de générer une énergie propre, à l’image du Kenya qui bénéficie d’un potentiel de puissance de 10 000 Mégawatt (MW) grâce à une faille tectonique située dans la vallée du Rift. Toutefois, la multiplication des coups d’Etat depuis 2019 en Afrique de l’Ouest et les campagnes de désinformation menées par des groupes paramilitaires ont participé à installer un embrouillamini au sein des instances de gouvernement de ces pays. Ainsi, l’influence russe prenant racine et se développant n’est pas de bon augure pour la transition énergétique du continent, comme le souligne Ian Bremmer, président et fondateur du groupe Eurasia.
Ainsi, la Russie isolée par les puissances occidentales, notamment par le biais des sanctions qui lui sont imposées, cherche à étendre son influence en Asie du sud-est et en Afrique. Les récentes visites de Vladimir Poutine à Pyongyang et à Hanoï favorisent des échanges militaires, commerciaux et énergétiques. Elles sont complétées par les partenariats existants avec plusieurs pays africains. Cette expansion tentaculaire est inquiétante pour le bloc occidental qui considère Vladimir Poutine en paria, alors que l’accueillir est pour d’autres acceptable.
Samuel Brel
Auteur
Convaincu de l'importance de démocratiser la pensée économique, Samuel rédige depuis deux ans une newsletter quotidienne pour ouvrir les esprits aux enjeux actuels.
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