CHRONIQUES

Atos vers une nationalisation ? Le cas de l’Etat actionnaire

 

Pour répondre aux difficultés auxquelles cette société emblématique du paysage informatique français, Bruno Le Maire a fait savoir que l’Etat pourrait acquérir une partie de ses activités. Autrement dit, une nationalisation partielle de l’entreprise, visant à garantir le maintien d’expertise contribuant à la souveraineté de la France.

Atos traverse actuellement une mer agitée, tombant d’un Charybde financier à un Scylla en termes de gouvernance. L’entreprise au ticker ATO a vu son cours dégringoler telle la pierre de Sisyphe depuis le début de l’année en cours et est rognée de 71,68% au 1er mai 2024. De plus, les résultats de début d’année sont décevants, avec un chiffre d’affaires en baisse de 11 points. À cela s’ajoute le besoin de financements à hauteur de 1,1 milliard d’euros revu à la hausse, ce afin de réduire sa dette s’élevant aujourd’hui à 5 milliards d’euros (en brut).

Atos

Fleuron de l’industrie informatique française dans la nasse

La société Atos est une entreprise qui voit le jour en 1997, issue de la fusion entre Axime et Sligos ainsi qu’une partie de GSI. Elle devient un temps Atos Origin avec la fusion des deux entreprises éponymes en 2000. Puis, en 2011, elle reprend son nom initial lorsque les activités IT de Siemens sont acquises. Le groupe se constitue une armure solide, tant et si bien que le 20 mars 2017, il fait son entrée dans le CAC 40 en fanfare, ce qui va entraîner une hausse du cours de 89 euros à 99 euros en l’espace de cinq mois, pic de la valeur faciale de l’action qui ne sera plus jamais atteint depuis.

Atos est une multinationale qualifiée d’entreprise des services numériques (ESN). Ses activités principales englobent trois domaines d’activités principaux : le conseil et services informatiques, l’intégration de systèmes, et la gestion externalisée des opérations informatiques. Atos se concentre également sur les solutions de big data, de cybersécurité, et de cloud computing, proposant des services à un éventail de clients allant des grandes entreprises aux administrations publiques. Elle opère dans divers secteurs tels que la défense, la santé, les médias, l’utilité publique, et les services financiers, en mettant l’accent sur la transformation digitale de ses clients pour leur permettre de rester compétitifs dans un environnement technologique dont les évolutions sont véloces.

Après le règne de Thierry Breton entre février 2009 et octobre 2019 qui a vu le cours de la société passer de 14,3 à 77 euros et son chiffre d’affaires augmenter de 5,1 milliards d’euros à 11,6 milliards d’euros, la décadence s’installe dans les bureaux d’Atos et une malédiction vient frapper les nouveau, dirigeants. En 2021, alors qu’une offre publique d’achat (OPA) sur DXC Technologies ne porte pas ses fruits, que des “erreurs comptables” sont mises en avant par les auditeurs et que les indicateurs financiers sont en-deçà des attentes, l’entreprise vit une réelle descente aux enfers, à commencer sur le plan boursier. Le cours perd près de 44,7% de sa valeur en une année et concomitamment, sa capitalisation boursière est souffreteuse. Ces plaies trouvent un coup de grâce dans la sortie de la société du CAC en septembre 2021.

A mesure que les déboires s’amoncellent et que les obstacles se multiplient, la situation financière du groupe se dégrade. Il est alors temps de penser à des solutions. Une fragmentation des activités d’Atos est envisagée comme une première piste afin de résoudre les maux de l’ESN déchu. Puis, plus récemment en octobre 2023, deux voix parlementaires portent l’idée d’une nationalisation, même temporaire, d’Atos le temps d’une reconstruction. L’idée est rapidement abandonnée et la piste de repreneurs est explorée. Finalement, l’homme d’affaires Kretinsky qui était de nouveau sur le coup – décidément – se retire des négociations en raison de “conditions défavorables” de l’accord exposé. Airbus suivra la danse et laissera Atos pantois. Malgré cela, début avril, l’entreprise propose un plan de restructuration de sa dette et affirme que le nouvel élan d’activité pourra être impulsé par un apport financier externe de 1,1 milliard d’euros, uniquement sur l’année 2024-2025. L’ombre de l’Etat rôde alors, encore et toujours, au-dessus d’une Atos attentive.

Source : TradingView

Ainsi, pour reprendre les termes de notre newsletter publiée le 10 février et abordant déjà l’éventualité d’une acquisition par l’Etat, «la situation [financière] a conduit Atos à solliciter l’aide d’un mandataire ad hoc, préalable à un plan de sauvegarde. […] Le groupe envisage un plan de restructuration, avec la cession probable d’activités majeures, tandis que l’État français, prêt à intervenir, cherche à protéger les domaines stratégiques d’Atos, notamment la cybersécurité. Bruno Le Maire évoque des mesures dissuasives pour d’éventuels repreneurs, évoquant même la possibilité de nationalisation. Cette crise souligne les défis majeurs que l’entreprise doit relever à court terme».

L’urgence a pressé l’exécutif et par une lettre d’intention, le gouvernement a évoqué l’idée d’un rachat d’une partie des activités d’Atos afin d’assurer la souveraineté de la France sur des activités stratégiques qui englobent la défense, la cybersécurité, le supercalculateur ainsi que le nucléaire. Il faut dire que le fait que Kretinsky zieute sur un bijou de sécurité, émaillé certes mais précieux avant tout, a eu l’air de déplaire au ministre de l’Economie. Pour réagir à cela, lui de dire : «Ces activités souveraines doivent rester sous le contrôle exclusif de la France». Que personne ne s’approche donc.

L’enjeu de souveraineté est fondamental afin d’approcher la notion de nationalisation ou dans un sens plus large d’Etat actionnaire. En effet, les barrières qui peuvent se dresser aux frontières de l’économie de marchés s’effondrent à l’instant même où des sujets de protection des enjeux nationaux entrent en ligne de compte. Approchons la notion de nationalisation et tentons de voir les conséquences boursières de ce processus bien intégré en France.

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L’élargissement à la notion d’Etat actionnaire

La nationalisation se réfère à l’acte par lequel un État prend le contrôle d’une entreprise privée ou publique. Cet acte peut être total, l’État devenant propriétaire de toutes les parts (100 % des actifs de la société), ou partiel, avec une prise de contrôle majoritaire ou significative (> à 50% de la société). Historiquement, les nationalisations en France ont souvent été motivées par des objectifs de souveraineté économique, de préservation de l’emploi, ou de stratégie industrielle. Après la Seconde Guerre mondiale, la France a procédé à d’importantes nationalisations dans des secteurs clés comme l’énergie, les banques, et les transports. Ainsi, une étatisation permet de soutenir l’intérêt économique national par la prise de contrôle de tout ou partie d’une entreprise qui représente un atout stratégique pour la nation.

Un État actionnaire se définit de son côté par la détention de parts dans le capital d’entreprises, que ces dernières soient issues du secteur public ou privé. Cette participation ne signifie pas nécessairement un contrôle total ni majoritaire, mais indique de nouveau un intérêt stratégique de l’État dans les activités de l’entreprise. L’Agence des participations de l’État (APE) gère ces participations en France, veillant à la bonne gouvernance et à la performance économique des entités concernées.

Quels sont les effets d’une prise de participation de l’Etat dans une entreprise au niveau de la gouvernance ? La nationalisation a bien souvent une influence sur la gouvernance d’une entreprise en introduisant des objectifs qui peuvent différer de ceux d’une entreprise privée. En effet, alors qu’une entreprise privée peut se concentrer sur la maximisation des profits à court terme comme le voudrait la conception friedmanienne (A Friedman doctrine‐ The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits – The New York Times), une entreprise nationalisée pourrait privilégier des objectifs de long terme ou d’intérêt général, comme la stabilisation de l’emploi ou la contribution à la souveraineté nationale, parfois en contradiction avec une maximisation des principaux indicateurs financiers.

Les inspirations de l’Etat qui lui font intégrer de nouvelles sociétés dans un processus constant de «respiration» ont des conséquences sur les entreprises et présentent des bienfaits comme des limites. D’une part, une nationalisation rend possible l’orientation de l’activité de l’entreprise dans une stratégie qui répond à des objectifs propres à la nation propriétaire. D’autre part, l’argument étatique contrecarre toutes tentatives d’acquisition étrangère qui pourraient avoir un effet néfaste sur le pays d’origine de l’entreprise. Néanmoins, pour contrebalancer, la gestion mue par des intérêts politiques plus que commerciaux peut avoir des conséquences sur la rentabilité de la structure et ces étatisations peuvent constituer une barrière à l’entrée d’autant plus forte sur un marché national, entraînant une forte distorsion de la concurrence sur le marché en établissant parfois des monopoles.

En outre, les marchés ne sont pas aveugles aux possibilités de nationalisation. L’effet d’annonce d’un tel changement dans l’histoire d’une société a des conséquences visibles sur les entreprises. La crainte d’une impéritie voire même de prévarication peut entraîner la chute du cours de bourse. Néanmoins, un Etat puissant et reconnu pour ses qualités de gestion peut au contraire inspirer la confiance et consolider l’image de l’entreprise acquise. Un exemple des conséquences de tractations au sujet d’une éventuelle nationalisation est EDF. Alors que des discussions se tenaient pour une nouvelle nationalisation après la première de 1946, ce afin de mettre la main sur l’arsenal permettant de construire les 6 EPR (le coût total de l’opération a été estimé début 2024 à 67,4 milliards d’euros), le cours de bourse connaissait une forte volatilité. Finalement, alors que la loi du 11 avril 2024 permet d’acter la prise de contrôle totale qui s’est opérée le 8 juin 2023, le cours de l’action EDF continue d’être stable autour des 12 € depuis le 5 mai 2023.

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Paysage des entreprises dans lesquelles l’État a une participation en France

L’Agence de participation de l’Etat retrace l’ensemble des participations publiques. Le portefeuille étatique est composé de 83 entreprises dont 11 entreprises cotées, 68 non cotées et 4 en situation de défaisance. Ci-dessous, 10 des 11 entreprises cotées sont détaillées en termes de montants et de pondération dans les participations de l’Etat. Ce sont principalement des entreprises du secteur de l’énergie, des transports, de l’industrie et des services. L’influence de l’Etat dans l’économie nationale est donc visible. D’autant plus que les performances ne sont pas à faire passer sous les radars : Engie gagne 15% sur une année glissante, 22,82% pour la société Airbus, Safran est sur 44,43%. Pour compléter les entreprises gagnantes sur une année, Thalès augmente de 17,43%, Renault de 26,14% et Orange, plus timidement, de 0,45%. Côté pertes, FDJ, Air France et ADP se voient priver respectivement de 8,80, 36,99 et 16,2 points sur leur cours boursier.

Du côté d’Atos, l’idée d’une nationalisation partielle avait d’abord été fustigée. Toutefois, à la lumière des récentes annonces, le marché a réagi de manière mitigée, avec une prudence scrutatrice au sujet des détails de l’opération d’acquisition, en particulier les implications pour la gouvernance et la stratégie à venir de l’entreprise. Néanmoins, l’annonce a tout de même rassuré des actionnaires qui ne faisaient que constater la fange dans laquelle s’enfonçait douloureusement l’ancien membre du CAC 40. Jeudi dernier, l’annonce d’un délai supplémentaire afin que le groupe réfléchisse à son plan d’affaires a mis un taquet au cours qui perdait alors 10%. Le soutien exprimé par la lettre d’intention rassure toutefois. Ainsi, sur les cinq derniers jours, le cours d’Atos grapille 3,05%. La tendance à la baisse du 30 avril indique nonobstant l’incertitude planant autour de l’opération.

Les participations publiques | economie.gouv.fr

Source : TradingView

Ainsi, la nationalisation, totale ou partielle, ainsi que les participations étatiques dans des entreprises privées ou publiques permettent à l’Etat de soutenir des fleurons stratégiques du paysage des entreprises françaises ou encore de remettre sur pied des entreprises en déliquescence. Atos, au cœur de l’actualité, catalyse les risques d’une telle option : des incertitudes fortes de la part des marchés, se demandant si l’intérêt public parviendra à remplir des objectifs financiers acceptables tout en composant avec les enjeux sociaux et environnementaux qui doivent guider toutes stratégies. Il faut toutefois élargir le champ : la nationalisation n’est pas une manie à la française. En Chine et en Russie, les interactions entre politique et économie imposent un contrôle fort de la part de la puissance publique des entreprises du secteur privé. Outre-Atlantique, bien que la nationalisation soit moins fréquente, elle n’est en revanche pas impossible. Au cours de la crise des subprimes, Washington avait notamment semblé nationaliser Fannie Mae et Freddie Mac, responsables de prêts immobiliers aux Etats-Unis, ou encore la société d’assurances AIG.

Samuel Brel

Samuel Brel

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Convaincu de l'importance de démocratiser la pensée économique, Samuel rédige depuis deux ans une newsletter quotidienne pour ouvrir les esprits aux enjeux actuels.

Alliant conviction et passion, il vous propose chaque semaine la Lettre Finneko et notre Chronique hebdomadaire, pour suivre les événements influençant les investissements.

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