CHRONIQUES
La dépendance de l’Europe au gaz naturel liquéfié
Avant la guerre en Ukraine, l’Europe importait environ entre 140-150 milliards de mètres cubes de gaz russe par an, avec un pic à 180 milliards de mètres cubes en 2018 et 2019. Cela représentait près de 40% de ses importations totales pour une consommation de gaz qui variait entre 350-500 milliards de mètres cubes par an.
Cependant, à la suite du début de la guerre, les flux ont commencé à diminuer en réponse aux sanctions, à l’incapacité des acheteurs européens à payer en roubles pour les importations, et aux problèmes de maintenance des compresseurs soulevés par Gazprom, entraînant une incapacité à maintenir la pleine capacité du pipeline. En effet, on a eu tout d’abord la coupure des approvisionnements par le Nord Stream 1, avec une capacité de 55 milliards de mètres cubes par an via deux pipelines parallèles, qui était opérationnel depuis 2009 et constituait un pilier des ventes russes vers le nord-ouest de l’Europe.
On a également le gazoduc Yamal-Europe, qui est sous sanctions russes mais reste techniquement disponible et peut être relancé le jour où les sanctions seront levées, offrant ainsi un potentiel pour les exportations russes vers l’Europe. Il a une capacité de 33 milliards de mètres cubes par an. Ensuite, le corridor de transit ukrainien, historiquement vital pour les exportations de gaz russes, est toujours utilisé pour transporter du gaz russe vers l’Europe, bien que sur une échelle considérablement réduite.
La capacité actuellement contractée sur une base quotidienne s’élève à 40 milliards de mètres cubes par an et devrait transiter via deux points d’entrée à la frontière entre la Russie et l’Ukraine (Sokhranivka et Sudzha) vers le point de sortie à Velke Kapusany, à la frontière entre l’Ukraine et la Slovaquie. Cependant, les livraisons actuelles sont considérablement inférieures au volume annuel de 40 milliards de mètres cubes que Gazprom s’est engagé à transiter par l’Ukraine entre 2021 et 2024, dans le cadre de l’accord de transit de gaz de 2019, en raison à la fois de problèmes contractuels avec les clients européens et en raison d’un problème au point d’entrée de Sokhranivka.
Cette situation a affecté les expéditions de gaz vers l’Europe via l’Ukraine, qui se sont élevés à 14,4 milliards de mètres cubes en 2023, selon les calculs de l’EOA basées sur les données de Gazprom et du Groupement européen de transport de gaz (Entsog). De plus, on a la capacité du gazoduc TurkStream, qui est de 31,5 milliards de mètres cubes par an. Ce gazoduc est composé de deux lignes parallèles d’une capacité de 15,75 bcm chacune. TurkStream reste la seule route vers l’Europe encore en service en dehors de celle passant par l’Ukraine.
Or, les exportations russes vers la Turquie ont diminué de 26 milliards de mètres cubes en 2021, à 22 milliards de mètres cubes en 2022, et environ 21 milliards de mètres cubes en 2023, en raison de la baisse de la consommation de gaz turque en 2022 mais également de la hausse des prix des nouveaux contrats liés au prix de référence européen TTF. En 2023, le gaz exporté en Turquie qui a transité vers l’Europe était de 12,93 milliards de mètres cubes, contre 12,3 milliards de mètres cubes en 2022, soit une augmentation de 5,2 % d’une année sur l’autre. Depuis mai 2023, Gazprom a augmenté les flux quotidiens de gaz à travers le gazoduc TurkStream à 45-46 millions de mètres cubes, contre 36 millions de mètres cubes à la même période en 2022.
Ainsi, c’est pour cela qu’en 2023, l’ensemble des exportations de gaz russe par pipeline vers l’Europe n’était que d’environ 27 milliards de mètres cubes, car le gaz ne transite plus que par l’Ukraine et la Turquie, a des niveaux diminués par rapport à 2022 et 2021. Par conséquent, la part des importations européennes provenant du gaz russe est passée de plus de 40 % dans les années précédant la guerre à 15 % en 2023, en prenant en compte les exportations russes de gaz naturel liquéfié (GNL).
GAZ NATUREL
La dépendance aux Etats-Unis
Ainsi, à présent, pour se diversifier de la dépendance du gaz russe par pipeline, l’Europe a dû se tourner vers le gaz GNL, qui est beaucoup plus flexible en termes d’importation que le gaz par pipeline qui demande des infrastructures très coûteuses et longues à réaliser. Aujourd’hui, le gaz GNL représente 40% des importations de gaz (GNL+gazoducs), de l’Europe, auprès de sources et de fournisseurs alternatifs, ce qui a amené à réduire considérablement les importations de gaz russe. Le point majeur est que l’Europe semble être passée d’une dépendance à une autre. En effet, le principal fournisseur de gaz GNL de l’Europe sont les Etats-Unis. Ces derniers étaient à nouveau le plus grand fournisseur de GNL de l’Europe (UE-27 et Royaume-Uni) en 2023, représentant près de la moitié des importations totales de GNL, selon les données du CEDIGAZ.
De fait, l’année dernière marquait la troisième année consécutive au cours de laquelle les États-Unis ont fourni plus de GNL à l’Europe que tout autre pays : 27 %, ou 2,4 milliards de mètres cubes par jour, des importations européennes totales de GNL en 2021 ; 44 % (6,5 milliards de mètres cubes par jour) en 2022 ; et 48 % (7,1 milliards de mètres cubes) en 2023. En 2023, l’Europe a importé pour 145 milliards de mètres cubes de GNL, la part des Etats-Unis étaient de près de 70 milliards de mètres cubes. D’ailleurs, cela a permis aux Etats-Unis de devenir le premier exportateur mondial de GNL, en exportant en 2023, 125 milliards de mètres cubes de gaz GNL.
Source : US Energy information Administration
Plus concrètement, cinq projets majeurs de GNL sont actuellement en cours aux États-Unis, avec une capacité d’exportation combinée de 99 milliards de metres cubes par an : Golden Pass, Plaquemines, Corpus Christi Stage III, Rio Grande et Port Arthur. Si ces projets se concrétisent, cela porterait à les exportations totales de GNL américaine à 230 milliards de mètres cubes en 2030.
Les promoteurs prévoient que les exportations de Golden Pass LNG et de Plaquemines LNG commenceront en 2024. Ainsi, malgré la nouvelle de suspension de permis d’approbation pour des projets de gaz GNL aux Etats-Unis, décidée par l’administration Biden le 26 janvier 2024 pour des raisons environnementales, cela ne devrait pas perturber l’approvisionnement en gaz GNL de l’Europe, quand on voit les chiffres de 2023 et les projets d’exportations en cours pour 2024-2025 aux Etats-Unis.
Néanmoins, la décision de l’Europe d’échanger le gaz russe contre du GNL américain au lieu de s’orienter plus résolument vers les énergies renouvelables signifie que sa sécurité énergétique reste dépendante de facteurs largement indépendants de sa volonté, comme la saison des ouragans dans l’Atlantique ou les jeux politiques à Washington.
Pour se procurer le gaz, les négociants en énergie doivent désormais tenir compte d’événements se déroulant à des milliers de kilomètres. Des pannes dans les usines de la côte du Golfe ou des vagues de froid soudaines entre Houston et Guangzhou peuvent redessiner la carte des échanges rentables du jour au lendemain.
Par exemple, en 2023, Freeport LNG, une entreprise américaine spécialisée dans la liquéfaction et l’exportation de gaz naturel, a été confrontée à plusieurs défis et incidents majeurs. L’événement le plus marquant a été l’explosion suivie d’un incendie survenu en juin 2022 dans son usine de liquéfaction au Texas, entraînant une fermeture prolongée et affectant gravement sa capacité d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL).
En réponse, l’entreprise a consacré une grande partie de ses efforts à la réparation des infrastructures endommagées et à des inspections rigoureuses par des agences de régulation pour assurer la sécurité et la conformité avant toute reprise des opérations. La fermeture de l’usine a entraîné des répercussions significatives sur les marchés mondiaux du gaz naturel, contribuant à une hausse des prix, notamment en Europe et en Asie.
Ce n’est seulement qu’en janvier 2023, que Freeport LNG a obtenu l’autorisation de redémarrer partiellement ses opérations, avec des capacités limitées. Tout au long de l’année, l’entreprise a travaillé à regagner la confiance des régulateurs, des partenaires commerciaux et des investisseurs en mettant en place de nouvelles mesures de sécurité et de surveillance.
Mais en 2024, de nouveau, un gel hivernal sévère engendré par la tempête Heather, en janvier 2024, a provoqué des problèmes mécaniques sur l’un des trains de liquéfaction de Freeport, entraînant son arrêt le 16 janvier. Le train 3 a également été arrêté le 17 janvier. La réduction des activités de Freeport a eu un impact significatif sur l’approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) aux États-Unis. Les flux de gaz vers les usines d’exportation de GNL américaines ont chuté à leur plus bas niveau en un an, faisant grimper les prix du gaz au niveau local mais également en Europe.
Alors, Freeport a entamé des travaux de maintenance et d’inspection sur ses trains de liquéfaction. Le 22 avril, Freeport a signalé le redémarrage de certains flux de gaz d’alimentation vers son usine. Un cargo de GNL a finalement quitté l’usine le 29 avril, marquant le premier depuis la mi-janvier.
« La dépendance européenne à l’égard du GNL américain ne fera que croître si davantage de gaz russe ne réapparaît pas et si les Qataris décident de ne pas s’engager dans une guerre des prix pour les parts de marché. La récompense pour l’Europe est un ensemble diversifié de fournisseurs américains », a déclaré Ira Joseph, associé de recherche principal au CGEP de Columbia. « Le risque est celui d’un changement majeur dans la politique américaine à l’avenir. »
Le GNL américain était le choix évident pour combler cette lacune. Une relative proximité géographique signifiait des économies pour les commerçants envoyant des cargaisons américaines vers l’Europe plutôt que vers l’Asie.
L’Europe disposait également d’un plus grand pouvoir d’achat pour s’approprier les expéditions coûteuses. Cela joue également en faveur du gaz américain : ses contrats sont presque toujours rédigés de manière à être « flexibles à destination », ce qui signifie que les négociants sont autorisés à détourner les pétroliers si nécessaire lorsque le prix est correct. Ils peuvent même annuler des expéditions si la demande s’effondre soudainement.
GAZ NATUREL
La concurrence asiatique
Cependant, cela risque de gonfler les factures énergétiques de l’Europe. Étant donné que la majeure partie de l’offre européenne de GNL est tarifée sur un marché spot volatil, les acheteurs y sont plus exposés aux flux et reflux de l’offre mondiale que les acheteurs asiatiques.
Par exemple, depuis le mois d’avril, les approvisionnements mondiaux en GNL se déplacent de nouveau vers l’Asie après qu’une baisse des prix alliée à des fortes vagues de chaleurs ont provoqué une vague d’achats en provenance des pays émergents, notamment de l’Inde, de la Chine, de la Thaïlande, du Viêtnam, de Singapour et du Pakistan.
Cela a fait fortement grimper les prix au comptant en Asie, qui ont déjà augmenté d’un tiers depuis avril, les vagues de chaleur en Asie du Sud et du Sud-Est stimulant l’utilisation des climatiseurs et d’autres demandes de refroidissement. Les prix atteignent désormais leur plus haut niveau depuis près de six mois, à 12 dollars par million d’unités thermiques britanniques (mmBtu), et devraient rester élevés.
Cette compétition pour les cargos de GNL engendré par les forts achats asiatiques ont obligé les négociants en énergie en Europe a augmenté les enchères sur le marché physique, ce qui se répercute sur les marchés financiers, et donc le prix du gaz européen (TTF) est passé de 22 euros le Mwh en avril à près de 40 euros le MwH à la fin du mois de mai.
Les prix au comptant sont désormais tirés par la demande asiatique. Les températures en Asie du Sud augmentent en raison d’une vague de chaleur, augmentant la demande d’électricité. Ainsi, les expéditions de GNL peuvent être facilement détournées vers le plus offrant, de sorte qu’une augmentation plus importante que prévu de la demande chinoise pourraient déplacer davantage de gaz américain vers l’Asie, au détriment de l’Europe. En effet, cette guerre des prix peut engendrer des situations délicates pour certains pays, nous avons eu le cas du Pakistan en 2022, qui a vécu des épisodes sans électricité, car les cargaisons de GNL vers le pays étaient détournées en direction de l’Europe car les bénéfices futurs étaient beaucoup plus attrayants.
Enfin, cela risque de retarder le déploiement de solutions énergétiques plus vertes. En plus d’acheter davantage de GNL, l’Europe avait également présenté en 2022 des plans ambitieux pour accroître ses investissements dans les énergies renouvelables, développer des projets d’hydrogène vert et de biométhane et renforcer les mesures visant à économiser davantage d’énergie dans le cadre de son éloignement prévu du gaz russe. En réalité, près de deux ans plus tard, ce qui ressort, c’est sa dépendance accrue au GNL et dans une certaine mesure, sa consommation réduite de gaz. Les projets d’hydrogène restent limités, tandis que la poussée des énergies renouvelables est confrontée aux difficultés de l’industrie éolienne offshore.
Les mesures actuelles mises en place par les États membres de l’UE ne suffisent pas à réduire les émissions de l’objectif de 55 % d’ici 2030, et la disponibilité du GNL américain ne fera rien pour accélérer cette transition difficile. Pourtant, l’Europe a continué à signer des contrats à plus long terme pour garantir l’approvisionnement en GNL, y compris des accords avec l’exploitation publique du Qatar jusqu’en 2052. Le Mozambique, le Nigeria, l’Azerbaïdjan et la Norvège ciblent également le marché lucratif du gaz européen, contribuant ainsi à diversifier l’approvisionnement européen.
Pour l’avenir, les États-Unis continueront d’exporter du gaz GNL pendant des décennies, car la croissance de la demande se déplacera à nouveau vers l’Asie à l’avenir. En effet, à l’avenir, selon l’analyse d’ICIS LNG Foresight, la demande européenne de GNL devrait atteindre 136 millions de tonnes en 2024, représentant une part de marché de 32% à l’échelle mondiale. En 2025, elle devrait atteindre 142 millions de tonnes tout en conservant sa part de marché de 32%. En 2026, avec l’anticipation d’un excédent sur les marchés mondiaux, l’Europe devrait importer 135 millions de tonnes (part de marché de 30%).
Pendant ce temps, la demande asiatique de GNL devrait atteindre 235 millions de tonnes en 2024, représentant une part de marché de 55% à l’échelle mondiale. En 2025, elle devrait atteindre 237 millions de tonnes avec une part de marché de 53%. En 2026, lorsque l’excédent est prévu sur les marchés mondiaux, l’Asie devrait importer 242 millions de tonnes (part de marché de 54%). Avec la mise en service d’une offre plus flexible de GNL américain, les marchés mondiaux du gaz deviendront plus liquides et plus interconnectés. Les flux se déplaceront vers le plus offrant, comme nous l’avons vu en 2021-2023 lorsque l’Europe a acheté l’offre américaine.
La dépendance de l’Europe au GNL est devenue un sujet crucial dans le contexte géopolitique actuel. La guerre en Ukraine a mis en lumière la vulnérabilité de l’Europe face aux perturbations de l’approvisionnement en gaz naturel russe, qui représentait environ 40 % de la consommation européenne. Le GNL, importé par bateau en provenance de pays comme les États-Unis, le Qatar et l’Australie, est devenu une alternative essentielle pour diversifier les sources d’approvisionnement et réduire la dépendance vis-à-vis de la Russie. Cependant, cette dépendance accrue au GNL pose également des défis. Le GNL est généralement plus cher que le gaz naturel acheminé par gazoduc, ce qui peut avoir un impact négatif sur la compétitivité des entreprises européennes. De plus, l’augmentation de la demande mondiale de GNL a fait grimper les prix, ce qui met à rude épreuve les budgets des ménages et des entreprises.
Les infrastructures nécessaires pour l’importation et la regazéification du GNL exigent des investissements considérables, et les fluctuations des prix sur le marché mondial peuvent rendre cette source d’énergie volatile. Par ailleurs, bien que le GNL soit moins polluant que le charbon ou le pétrole, il reste une énergie fossile dont l’empreinte carbone n’est pas négligeable.
Pour répondre à ces défis, l’Europe doit non seulement renforcer ses capacités de stockage et de distribution de GNL, mais aussi accélérer sa transition vers des énergies renouvelables et améliorer l’efficacité énergétique. En fin de compte, la gestion judicieuse de cette dépendance au GNL pourrait permettre à l’Europe de garantir une sécurité énergétique tout en respectant ses engagements climatiques.
Vincent Barret
Auteur
Expert en Finance de Marché et Matières Premières, Vincent est passionné par leur impact géopolitique et macroéconomique.
Avec un solide parcours, il s’engage à démocratiser la compréhension des matières premières.
À travers ses écrits dans nos chroniques Finneko, Vincent aide à mieux appréhender le monde économique, pour des choix d’investissement éclairés.
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