CHRONIQUES

Il y a de l’eau dans le gaz : pourquoi les prix du gaz naturel sont en chute libre ?

 

Entre la mi-octobre 2023 et le 20 février 2024 le cours de l’hydrocarbure sur le Title Transfer Facility , qui s’apparente à la place boursière du gaz, est passé d’un peu plus de 53 euros à 24 euros, soit une chute brutale de 55% en l’espace de quatre mois. Cette tendance drastique s’inscrit dans la continuité d’une baisse depuis le 22 août 2022 où un pic à 340 euros avait été effleuré. Suivons le cours du gaz naturel dans le vide dans lequel il s’enfonce et plongeons-nous dans les raisons expliquant cette chute digne d’Icare.

Le gaz naturel

Point introductif

Le gaz naturel est une denrée énergétique majoritairement composée de méthane (entre 70 et 90% de sa composition), bien qu’elle puisse être issue de sources d’hydrocarbures plus lourds. Il se trouve principalement dans les profondeurs terrestres et marines, captif de formations rocheuses poreuses. Il peut se diviser en deux émanations distinctes que sont le gaz naturel conventionnel non associé et le gaz naturel non conventionnel. Le premier est le fruit de dizaines de milliers d’années de décomposition organique, gisant dans les strates sédimentaires telles que le grès ou le calcaire, sans être proche («non associé») d’une source pétrolière. Le gaz naturel non conventionnel englobe le gaz de schiste emprisonné dans des roches imperméables, le gaz de houille tapi dans les charbons, et le gaz de gisement profond, présent dans des abysses dépassant souvent les 4 500 mètres. La phase d’extraction de cette seconde catégorie est plus complexe.

Par ailleurs, le processus d’exploitation du gaz naturel est séquencé et normé, demandant une attention vétilleuse. Il se décompose en une phase de production (extraction), de transport (notamment par gazoducs ou par bateaux), de stockage, de distribution, d’une part aux distributeurs et enfin à l’adresse des consommateurs finaux.

Les nations ne sont pas dotées équitablement de cette source d’énergie, ce qui génèrent des conflits et impliquent des questions de compétition internationale sur le marché du gaz naturel. Pour cette raison, il cristallise les tensions majeures de la géopolitique contemporaine.

Source : TradingView

le gaz naturel

Paysage des producteurs et évolution de la production

Quelques pays concentrent la production de gaz naturel à travers le monde, cette extraction étant la conséquence directe du constat de l’existence de réserves de gaz naturel.

En 2020, la Russie est en tête du classement mondial des pays propriétaires de réserves prouvées de gaz naturel selon l’Institut fédéral allemand des géosciences et des ressources naturelles, avec 47,8 Tm3 de ressources, soit 47,8 fois 10^12 mètres cubes, ce qui correspond plus concrètement à 535 fois le volume du Lac Léman en Suisse. La suite du top 5 est composée de l’Iran (34,06 Tm3), du Qatar (23,86 Tm3), du Turkménistan (13,60 Tm3) et des Etats-Unis (13,00 Tm3). Or, la prodigalité des ressources justifiant leur exploitation, les Etats-Unis sont le premier pays producteur de gaz naturel avec 23,1% de la production mondiale en 2019, suivis de près par la Russie qui concentre 17% de l’exploitation, venant ensuite l’Asie (16,8%) et le Moyen-Orient (17,4%). Les Etats-Unis bénéficient de cette manne énergétique principalement en raison du caractère profus des exploitations de gaz de schiste.

L’Europe est donc en marge de ce marché qui concentre des puissances rivales influentes et s’immisce au coeur de conflits internationaux. Ainsi, aucun pays européen n’est présent dans les vingt premiers pays possédant les plus grandes réserves prouvées de gaz naturel.

Au-delà d’être aux mains de puissances militaires ou énergétiques de l’échiquier mondial, sa production a augmenté depuis 1990, s’établissant à 24% de la consommation mondiale énergétique totale en 2022. Le gaz naturel a conservé depuis le début des années 1990 la place de troisième source d’énergie à l’échelle mondiale après le pétrole et le charbon. Les trois ont suivi une courbe de croissance sur la période 1990-2021. Dans le cas du gaz naturel, il a été extrait à hauteur de 69 603 831 Térajoules (soit 10^12 joules) en 1990 contre 145 989 141 TJ en 2021, soit une augmentation de plus de 157% sur 21 ans. La croissance démographique, l’accroissement de la production mondiale et la dépendance énergétique de la communauté internationale sont certains des facteurs à l’origine de cette hausse généralisée de la consommation d’énergie mondiale.

De plus, la production d’un bien ou d’un service peut s’adresser à deux demandes : une intérieure et une extérieure. La sortie hors des frontières d’une production réalisée au coeur d’un pays correspond à une exportation. Or, la dépendance à l’énergie et les disparités internationales au sujet des ressources énergétiques imposent cette réalité d’exportation des énergies. En l’occurrence, en 2023, les Etats-Unis dominent ce domaine avec 187 milliards de m3 exportés (soit 18,2% de sa production totale), pour 165,5 milliards pour la Russie (23,7%) et 134,2 milliards pour le Qatar (78,9%). Le Qatar est une exception en soi, se reposant sur l’exploitation d’une forme de gaz naturel spécifique : le gaz naturel liquéfié (GNL), qui est plus facile à transporter en raison de son état liquide, plus compact que celui gazeux.

le gaz naturel

Une dynamique de prix sur fond de tensions profondes

Les enjeux économiques du gaz naturel vont de pair avec la géopolitique mondiale, les tensions internationales influençant la dynamique commerciale du gaz. La convoitise de cette ressource attise des tensions sur le marché, en raison de chocs d’offre et de chocs de demande intimement liés à l’actualité. Les chocs d’offre comme de demande sont une variation importante et imprévue de la production ou de la consommation en raison d’un élément endogène ou exogène.

Un premier exemple de choc de demande est celui de la reprise d’activité économique à la suite du coup d’arrêt général imposé à l’ensemble de la communauté internationale en raison de la pandémie de Covid-19. Au sortir du premier confinement généralisé, le retour à une production en état de marche a relancé la demande en énergie et bénéficié aux producteurs de gaz naturel qui ont vu le volume total demandé s’envoler, portant avec lui le prix du Mégawatt-heure (MWh). Ainsi, début 2021, année d’une reprise sous l’oeil de la prudence, tandis que le gaz naturel était à 13€ le MWh, il était à 340€ le 22 août 2022. En un peu plus d’une année et demie, il avait donc pris 2515% de valeur en plus : une véritable envolée démesurée.

Cette flambée, outre la demande en augmentation, a été entraînée par une conjonction de facteurs. D’une part, les stocks de gaz ont diminué, notamment en Europe où le taux de remplissage en octobre 2020 était historiquement bas, à hauteur de 20%, ce qui revient in fine à un besoin se traduisant par une hausse de la demande, tirant les prix vers des sommets. En outre, les exportations russes ont chuté de 25% entre 2021 et 2022, en raison du déclenchement le 24 février 2022 du conflit en Ukraine par l’invasion des Russes. Cet événement a poussé certains pays à ostraciser la Russie, en contrepartie d’un renoncement à l’apport énergétique auquel Moscou contribuait. Concomitamment, Entre janvier 2021 et août 2022, le prix du charbon a bondi de 200% et celui du pétrole de 60%. Les consommateurs s’en sont alors détournés, trouvant une alternative dans le gaz naturel mais participant de l’augmentation à son tour de sa valeur.

Ce tableau de causes retranscrit une répercussion que nous avons tous constaté : une inflation forte, de 9,2% dans la zone euro à la fin de l’année 2022.

Puis, le point d’inflexion a semblé être atteint, corrigeant ce cours trop frénétique et l’entraînant dans une chute qui n’en finit plus. Cette diminution prend ses racines dans l’augmentation de l’offre par les Etats-Unis et le Qatar, notamment en matière de gaz naturel liquéfié (GNL). Dans le même temps, le monde constate l’excès que furent l’année 2021 et le premier semestre de l’année 2022 et un rattrapage s’opère. Les vieux fantômes des plans de relance amorcés dans le monde toquent aux frontières et la récession menace les économies. Par conséquent, une baisse de la demande s’opère, du fait de ce ralentissement de l’activité économique mondiale. Le prix du gaz naturel tombe vers le plancher, le traverse, encore et encore… jusqu’au 7 octobre 2023, où le Hamas attaque Israël, plongeant le pays dans un conflit qui perdure. Cette explosion fait l’effet d’un électrochoc pour le gaz naturel qui sursaute à hauteur des 55€ par MWh. Néanmoins, cette valeur n’est qu’un nouveau pic, qu’une période de diminution va succéder.

La continuation de cette baisse a lieu en raison d’un phénomène connu de tous : le réchauffement climatique. Le programme d’observation de la Terre Copernicus a annoncé que l’année 2023 était une des années les plus chaudes de l’histoire à l’échelle mondiale. En effet, un dépassement de 1,5°C de la température de la période préindustrielle a été observé encore plus fréquemment que par le passé. Conformément à cette réalité, les périodes habituelles de froid sont douces et ne nécessitent pas une demande élevée d’énergie. La consommation énergétique pour le chauffage des particuliers ou des lieux de travail n’est pas aussi élevée qu’à l’habitude, ce qui cause une baisse toujours plus conséquente de la demande, entraînant le déclin des prix. Cette décrue a des impacts sur la production, plusieurs usines ayant affirmé début février 2024 ralentir leur production, notamment aux Etats-Unis.

Ce ralentissement du cours du gaz naturel a un effet direct sur les valeurs et résultats des entreprises productrices et émettrices. Par exemple, Engie, leader de l’énergie en France, a annoncé fin septembre ses prévisions de résultats pour l’année 2023. Son Ebit (qui est un indicateur de rentabilité) hors nucléaire devrait augmenter de 27,4%. Toutefois, ce gain conséquent englobe une réalité en partie dépendante du gaz naturel, et bien que le premier semestre se soit déroulé sur fond de cycle haussier, le troisième trimestre est en diminution en termes d’activité, notamment en raison de la baisse du cours depuis début octobre.

Ainsi, le gaz reste une source d’énergie capitale à l’échelle mondiale, au carrefour de tensions géopolitiques majeures. Néanmoins, l’avenir de sa production est incertain, soumis à une demande qui intègre de manière croissante l’enjeu environnemental, à une réglementation de plus en plus coercitive due à cette conscientisation de l’urgence climatique ainsi qu’à un paradigme économique sous le signe du ralentissement.

Samuel Brel

Samuel Brel

Auteur

 

Convaincu de l'importance de démocratiser la pensée économique, Samuel rédige depuis deux ans une newsletter quotidienne pour ouvrir les esprits aux enjeux actuels.

Alliant conviction et passion, il vous propose chaque semaine la Lettre Finneko et notre Chronique hebdomadaire, pour suivre les événements influençant les investissements.

Les taux directeurs de la FED en 2025

Le marché obligataire est pris entre les projets de la Réserve fédérale de réduire les taux d’intérêt et le risque d’une hausse de l’inflation et des niveaux de la dette fédérale.

Le Viêtnam sera-t-il le nouvel eldorado du continent asiatique ?

Dans la continuité d’une précédente rubrique dédiée à l’analyse des émergents, cette semaine, nous avons décidé de nous intéresser à un pays rarement mis en avant, dans l’ombre de ses voisins régionaux tels que la Chine ou l’Inde. Pourtant, cette nation fait partie des économies les plus dynamiques de l’Asie du Sud-Est, cette véhémence économique étant le déterminant de l’émergence d’un pays qui fut en prise avec le fléau de la guerre jusqu’en 1975.

La macroéconomie comme facteur crucial dans une stratégie d’investissement : les Fintechs

Le secteur des FinTechs, bien qu’ayant le vent en poupe depuis quelques années en raison de sa forte croissance, est évoqué pour la première fois au cours des années 1950, avant de se démocratiser avec la généralisation de l’utilisation des cartes bancaires à partir de 1984.

La Chine lance une vaste campagne de relance pour stimuler la croissance

Le mardi 24 septembre, la Chine a annoncé une série de mesures de relance économique, dont des baisses de son taux d’intérêt de référence, afin de contrer le ralentissement de son économie. Ces annonces interviennent dans un contexte où Pékin cherche à stimuler la croissance et à soutenir les secteurs en difficulté, notamment l’immobilier.

Le marché des cryptomonnaies face aux récentes données économiques et au pivot attendu de la Fed

Le marché des cryptomonnaies, bien que particulier, reste soumis aux grandes règles de la finance et, surtout, à celles des marchés financiers. Ces marchés réagissent aux données économiques, aux régulations et aux politiques monétaires. C’est exactement ce qui nous intéresse aujourd’hui : quel impact les récents chiffres concernant l’inflation et le marché du travail peuvent-ils avoir sur le marché crypto ? En réalité, la question centrale est de savoir comment le marché réagira au tant attendu « pivot » de la Réserve fédérale (Fed), qui pourrait débuter lors du prochain FOMC (Federal Open Market Committee) ce mercredi 18 septembre.

La crise au Moyen-Orient rapproche un peu plus Moscou de Téhéran

Le Moyen-Orient est de nouveau au centre de l’attention internationale, alors que les tensions entre Israël et l’Iran s’intensifient après l’assassinat du chef du Hamas Ismaïl Haniyeh à Téhéran. Et la Russie pourrait avoir un rôle ici. Décryptage.

La macro va-t-elle enterrer les cryptos ?

Dans cette nouvelle tribune, c’est un point marchés important sur les cryptos qui vous attend. Sur fond de pensée récessionniste et de « seppuku » japonais, les cryptos ont vécu une semaine compliquée comme tous les actifs, ou presque. Est-ce la fin ? Décryptage.

Le Yen et l’emploi américain font tituber les marchés

Fin de semaine turbulente sur les marchés, n’est-ce pas ? L’indice S&P500 perd près de 4% sur les seules journées de jeudi et de vendredi, et ça n’est presque rien à côté des -5,4% de Microsoft sur la semaine ou des -5,8% de Nvidia sur la même période… Et que dire du Russel 2000, l’indice américaine de référence pour « les petites et moyennes capitalisations », qui perd lui près de 8% en deux jours ! Lorsque tout s’effondre, c’est avec un regard « macro » qu’il faut observer la situation. Prêtons-nous à l’exercice ensemble.

Vrai comeback des cryptos ?

Dans cette nouvelle tribune, c’est un nouveau point marchés sur les cryptos qui ont vécu une nouvelle très belle hausse dernièrement. Mais est-ce vraiment durable ?

Législatives françaises : les résultats laissent peser une lourde incertitude

Dimanche 7 juillet, la France et le monde ont découvert les résultats du second tour des élections législatives anticipées. Afin de faire barrage au Rassemblement National, plusieurs candidats se sont retirés de la course. Pari gagnant : le NFP prend la plus grande partie des sièges de l’Assemblée, suivi par Ensemble et enfin, le RN. Une surprise qu’il convient d’analyser…

Disclaimer

Le Programme Finneko vous rappelle que l’ensemble du contenu proposé par nos équipes ne constitue en aucun cas un conseil en investissement. Finneko ne produit aucune recommandation d’achat, de vente ou de détention d’actifs. En outre, bien que nos travaux soient réalisés à partir d’informations fiables, ils ne sont pas exhaustifs et ne constituent pas une vérité absolue. Ainsi, et ce dans la continuité de l’Esprit Finneko, nous vous encourageons à approfondir les sujets traités afin de prendre les meilleures décisions, en pleine conscience des enjeux les sous-tendant. Plus encore, ayez à l’esprit d’une réalité de marché incontournable : les performances passées ne présagent pas des performances présentes ou futures. Les marchés financiers sont soumis à des fluctuations importantes dépendantes d’une multitude de facteurs que nous avons à coeur de vous exposer. Finneko décline donc toute forme de responsabilité quant aux conséquences découlant de l’utilisation et de l’interprétation des informations rendues disponibles par le biais de ses différentes offres.